Matriochka Gigogne
- possentisim
- 23 apr 2024
- Tempo di lettura: 9 min
February 2024
Enfant, Jérôme avait dû garder le secret pour se protéger. Personne ne le lui avait imposé ou dit explicitement, il y était arrivé tout seul. L’autocensure peut être plus longue et plus difficile à apaiser que la religiosité pompeuse ou le conservatisme inhérent à toute institution qui, par ses règles et ses structures, détient une certaine forme de pouvoir et de privilège. Même aussi éphémère que celui du pater familias dans sa propre maison.
Il avait relâché son secret à l’université, loin de chez lui, dans le grand Paris où tout est possible et tout peut être caché, sauf la seule chose qu’il avait ruminée en lui : l’amour.
L’amour tombe avec les pluies d’automne, se glisse dans la bouche des gargouilles de Notre-Dame, puis descend la Seine et de là envahit toute la ville pour refleurir au printemps, dans l’intimité du Parc Monceau. À Paris, l’amour ne se cache pas, il se vit. Mais dans cette évidence, parmi la foule des amoureux, il était aussi plus facile de vivre son secret au grand jour, de s’illusionner sur l’insouciance des autres.
Parmi la foule des amoureux, il était aussi plus facile de vivre son secret au grand jour, de s’illusionner sur l’insouciance des autres.
A vingt-sept ans, installé à Strasbourg pour son travail, Jérôme avait appris que les secrets, lorsqu’ils ne sont pas mûris et mâchés, reviennent à leur nature. Et ce n’est pas parce qu’entre la Petite France et les marchés de Noël de Place Kléber, cette ville manquait de charme romantique. Au contraire, l’amour y coulait si fort qu’il pouvait le voir même maintenant, dans les vagues de l’Ill, juste à côté de lui, alors qu’il courait son marathon pour se rendre au travail. Et c’était ce lieu, avec tous ses paradoxes, qui le faisait encore vivre dans l’ombre : la Cour européenne des droits de l’Homme.
Les drapeaux des 47 pays représentés au Conseil de l’Europe se détachaient comme des confettis colorés dans un ciel particulièrement clair, dans une harmonie qui faisait vraiment penser à une farce de carnaval. La tension qui régnait dans ces couloirs depuis quelques mois ne faisait que croître, et Jérôme était d’autant plus sous pression parce que son secret faisait l’effet d’une bombe à retardement qui, au mieux, lui ferait perdre l’emploi pour lequel il avait fait tant de sacrifices et passé tant d’heures penché sur des livres. Au pire, mieux valait ne pas y penser.

« Bonjour Jérôme, le patron est déjà là et vous a demandé, il y a au moins cinq minutes », salue Mme Picard, la secrétaire du bureau, en se levant d’un bond. Ses lunettes sont tellement grosses et excentriques, avec leur monture fuchsia, qu’elle a l’air à la fois sympathique et agressive.
Jérôme sent ses paumes commencer à picoter sous l’effet de la transpiration habituelle du stress, et il commence à les frotter contre le pantalon de son costume gris graphite.
Il la remercia d’un signe de tête, désignant la porte du bureau du patron avec l’index pour voir si c’était le bon moment pour entrer, mais elle serra les lèvres sans s’exprimer. Il est neuf heures du matin et le patron n’arrive jamais à cette heure-là : il se passe manifestement quelque chose de grave.
Jérôme s’approche de la porte en verre dépoli, au-delà de laquelle il entrevoit la présence de cet homme élancé et mince, usé par trop de vie consacrée à la bureaucratie dysfonctionnelle et aux rituels sans queue ni tête du droit international. Un homme triste, désabusé, sans espoir ni désir, qui arrivait toujours en retard et repartait toujours en retard, en attendant de toucher sa propre pension de retraite somptueuse. Depuis plus d’un an qu’il travaille avec lui, Jérôme ne l’avait jamais vu sourire. Il se demandait ce qu’il allait faire de cette pension tant attendue et convoitée, lui qui ne semble pas capable de profiter d’une belle journée ensoleillée au Parc de l’Orangerie.

« Te voilà, où étais-tu ? » il s’exclame assis à son bureau, le regard à peine détaché de ses papiers éparpillés un peu partout.
Jérôme n’y prête pas attention, il sait que son patron ne dit jamais bonjour, mais surtout qu’il pose toujours des questions rhétoriques et qu’il continue à parler sans attendre de réponse. Il travaille en se parlant à lui-même et ses collaborateurs doivent essayer de naviguer sur les mers houleuses de son flot de conscience.
« Ferme la porte », poursuit-il d’un ton sévère, lui donnant des ordres sans le regarder dans les yeux. Il est manifestement arrivé à un stade de sa vie où il a l’habitude de se débarrasser des gens et de ses privilèges sans se soucier des autres. Jérôme s’exécute, inquiet, se demandant si un jour viendra où il se retrouvera vieillard grisonnant et émacié, penché sur ses cartes comme son patron. Ce n’est pas l’avenir qu’il avait imaginé lorsqu’il était étudiant.
« Je viens de m’entretenir avec notre Représentant Permanent auprès du Conseil de l’Europe. Les prochaines étapes sont claires et pourraient se dérouler beaucoup plus rapidement que prévu, dès cette semaine », déclare le patron en joignant ses longs doigts chétifs. « Un accord préliminaire semble avoir été trouvé pour déclarer la suspension de la Russie ».
Il marque une pause dans le silence, pendant laquelle l’estomac de Jérôme émet un son nerveux qui semble être la seule chose à résonner dans la pièce, le remplissant d’embarras.
Suspendre la Russie, même face à la guerre et aux crimes dont elle est indéniablement coupable, lui semble une mauvaise idée. L’objectif fondateur de la diplomatie est le dialogue, la recherche de solutions négociées aux conflits, seul moyen d’éviter de nouveaux massacres d’innocents. Cette conviction a toujours motivé son intérêt personnel pour les relations internationales et l’a incité à poursuivre cette carrière. Négocier une solution, trouver un terrain d’entente entre des visions du monde différentes, des cultures dont les systèmes de valeurs peuvent même être opposés. Mais suspendre signifie couper toute possibilité de dialogue, éradiquer au plus profond de son origine le sens même de la diplomatie pour ne laisser place qu’à la voix militaire. Une voix qui ne s’exprime jamais sans générer de la souffrance. Mais Jérôme sait que personne ne lui demandera jamais son avis, et certainement pas le patron.
« Ça va sans dire qu’il s’agit d’informations strictement confidentielles », précise ce dernier, en levant enfin ses yeux fatigués, marqués par de lourdes poches violacées, « Préparez-moi les dossiers Russie, Ukraine, Moldavie et... oui, même Roumanie. Sur mon bureau avant le déjeuner ».
« Bien sûr », répond Jérôme d’un bref hochement de tête, puis il se tourne et sort précipitamment de ce bureau où l’air est devenu irrespirable.
Quelque chose lui serre l’estomac, alors qu’il aurait dû se douter dès le début du conflit que cette possibilité existait. Si la délégation russe allait être rapatriée... Il soupire, secoue la tête et entre dans son bureau. Il allume son ordinateur et, inévitablement, son regard tombe sur le post-it accroché au-dessus de l’écran, qu’il utilisait pour occulter la caméra lorsqu’il n’en avait pas besoin. Il y avait une brève inscription au stylo, d’une horrible écriture masculine : Amour et spritz, au Parc du Heyritz. B ♡ J.
Amour et spritz, au Parc du Heyritz. B ♡ J.
Un sourire doux et mélancolique lui échappe au souvenir de leur premier rendez-vous, il y a sept mois. Il était son secret, même s’il l’affichait si ouvertement sur son ordinateur.

Il avait eu d’autres relations, notamment lors de ses études universitaires à Paris, des rencontres occasionnelles, des rencontres un peu plus sérieuses, mais jamais rien de comparable à ce qu’il ressentait pour lui. D’une certaine manière, cet amour qui battait dans sa cage thoracique, bouleversant tout, lui coupant le souffle et le laissant tout étourdi, était la véritable raison pour laquelle il ne deviendrait pas comme son vieux patron. L’amour était le seul secret pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de la bureaucratie, de la routine, de la cupidité et de la concurrence impitoyable de certains environnements de travail. C’était un secret que Jérôme avait appris à garder depuis l’enfance : d’abord il ne pouvait pas révéler son attirance aux autres enfants mâles parce qu’il savait qu’ils se moqueraient de lui, qu’ils le railleraient et pire, qu’une fois arrivé au collège puis au lycée, ils iraient jusqu’à le battre. Il savait garder son homosexualité secrète, il avait toujours été un garçon discret, mais il regrettait la liberté qu’il avait découverte pendant ses années à Paris, lorsque l’université lui avait permis d’être lui-même d’une manière que le travail semblait ne pas pouvoir lui garantir. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait pris plus de risques. Après tout, il était avocat et connaissait parfaitement ses droits et les protections juridiques dont il bénéficiait en tant que citoyen français. S’il avait continué à garder leur amour secret, c’était justement par amour. Car Vadik ne bénéficiait pas des mêmes protections que lui, et il risquait beaucoup plus que Jérôme. Surtout s’il était vraiment en train d’être rapatrié avec le reste de sa délégation. Son Вадик.
Couvert par l’obscurité de la nuit alsacienne, Jérôme rejoint sa place habituelle sur le bateau stationné près du Pont Royal, l’un des lieux de rencontre préférés de Vadik. Qui sait, peut-être ont-ils l’illusion de se trouver sur un navire en pleine mer, dans des eaux extraterritoriales, où leur amour peut être à l’abri des lois absconses des États. Parfois, se rencontrer comme des amants secrets dans un combat médiéval peut même être amusant. Mais le poids qui pèse ce soir sur le cœur de Jérôme est trop étouffant pour qu’il puisse ressentir un quelconque amusement, même s’il en est déjà à sa deuxième chope de bière.
En effet, même si la guerre n’avait jamais éclaté, il savait que les diplomates sont affectés à leur mission à l’étranger pour une durée moyenne de quatre ou cinq ans au maximum. Il savait depuis le début que tôt ou tard, Vadik devrait partir parce qu’on le transférerait ailleurs. Seulement, il espérait pouvoir au moins profiter de ce temps jusqu’au bout, pour repousser le plus longtemps possible la décision sur leur avenir ensemble.

Enfin, il le reconnaît dans la lumière tamisée du club, s’avançant vers lui parmi les quelques clients de la semaine avec l’air d’un marin expérimenté à la recherche de sa sirène. Si Jérôme pouvait le prendre et l’emmener avec lui dans un royaume sous-marin, il le ferait. Vadik a des cheveux noirs courts et des yeux sombres, épaules larges et une peau olivâtre qui, si l’on regardait son visage sans le savoir et sans l’entendre parler, ne permettrait pas de deviner qu’il est russe. Ce soir, il était soigneusement rasé de près, mais s’il ne l’avait pas été, sa barbe noire lui aurait donné un air encore plus méditerranéen. Il n’est pas le stéréotype classique du blond aux yeux bleus et à la peau claire et, par son physique, il illustre l’immensité, la complexité et la diversité ethnique de la Russie. Ses yeux étroits et son sourire transpercent Jérôme en pleine poitrine, comme si c’était la première fois.
« Bonsoir, beau gosse », dit Vadik en s’asseyant au comptoir, à côté de Jérôme, et en posant discrètement une main sur sa cuisse. « Une bière pour moi aussi ».
Jérôme se pencha pour lui donner un baiser sur la joue, sentant son propre visage rougir et ses pommettes commencer à lui faire mal à cause de son sourire, incontrôlable à chaque fois qu’il le voyait.
Il voulait pouvoir oublier ce qu’il avait entendu au travail ce jour-là, faire comme si rien ne s’était passé et profiter de la soirée. Prendre un verre, discuter, puis rentrer ensemble dans son appartement et faire l’amour à Vadik comme s’il n’y avait pas de lendemain à attendre. Un lendemain sans lui. Mais il ne pouvait pas.
Vadik était son secret. Mais la suspension imminente de la Russie du Conseil était aussi un secret. Un secret qu’il ne pouvait révéler à personne, et surtout pas à Vadik qui travaillait pour la délégation russe. Pouvait-il garder un secret de son secret ?
Pouvait-il garder un secret de son secret ?
« Ça va ? Tu as l’air tendu », dit finalement ce dernier, en l’étudiant avec un sourcil froncé.
« Oui, désolé », marmonne Jérôme détournant le regard et en jouant avec son verre de bière. « Je ne sais pas trop comment te le dire. La journée de travail a été particulièrement difficile, voilà ».
Vadik devient soudain plus sérieux, adoptant cette posture d’écoute active qui le caractérise et qui fait que parler avec lui soit un véritable dialogue.
Jérôme était partagé. Il ne pouvait pas lui dire, mais il avait besoin de savoir ce qui allait se passer pour eux deux.

« As-tu déjà pensé à la possibilité qu’ils te rapatrient avant la fin de la mission ? » se décida-t-il finalement à formuler sous forme de question.
Vadik continua à le regarder attentivement pendant quelques secondes, puis poussa un profond soupir et dit : « On te l’a déjà dit, donc. Je suis désolé ».
Il le savait déjà. Jérôme avait peut-être été trop naïf, il n’aurait pas dû s’étonner que des informations qui avaient même circulé dans le bureau de son patron soient déjà entre les mains des Russes. Mais il ne pouvait pas croire que Vadik ne lui avait rien dit alors qu’il était déjà au courant. Bien sûr, il avait ses secrets diplomatiques à garder, mais il s’agissait aussi de leur relation...
Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, Vadik sortit un paquet de papier de sa veste et le posa sur le comptoir devant Jérôme, l’invitant à le déballer.
Il le regarda en levant le nez, car ce n’était pas un cadeau dont il avait besoin maintenant.
C’était une poupée russe avec des cercles roses sur les joues et des fleurs rouges sur le corps.
« Matriochka », dit Vadik. « Un secret peut contenir l’autre, comme elle ».
« Matriochka », dit Vadik. « Un secret peut contenir l’autre, comme elle. La partie extérieure est ce que mes patrons voient, mais la partie intérieure », dit-il en l’ouvrant à la plus petite poupée, « c’est ce que tu vois et que tu seras toujours le seul à voir. N’importe où ».
« Comme la Mère Gigogne, qui cache les enfants sous ses jupes », sourit Jérôme en se souvenant des marionnettes de sa grand-mère, mais avec les larmes aux yeux. « Nous n’avons jamais été si différents ».
« Non », répondit-il avec un sourire doux-amer, « Non, tant qu’il y aura des yeux comme les tiens pour chercher la vérité dans les miens. Nous nous protégerons l’un l’autre, nous nous envelopperons l’un dans l’autre, comme une Matriochka Gigogne. L’amour est le meilleur de secrets à garder, car il en vaudra toujours la peine ».
Jérôme lui sourit, car ce qui compte survit toujours, même si ce n’est qu’un souvenir au fond du cœur.
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